sábado, 8 de febrero de 2014


LE MIRACLE TUNISIEN

         Jean Daniel
Quel retard ! Comment avons-nous pu tant tarder à célébrer le progrès institutionnel et civique de la nouvelle Constitution tunisienne ? C’est un événement formidable ! Donc une grande joie pour ce peuple que nous aimons. La vraie raison de ce retard ? J’avais suffisamment donné dans le pessimisme désenchanté sur les révolutions arabes et leurs échecs. Je redoutais, en cas d’insuccès, d’avoir trop vite à vous imposer les habituelles rengaines de la mélancolie…
Bref, ils ont réussi. Ils ont une Constitution : "destour" en arabe. (Il est important de savoir que cela évoque un "grand pacte social?". Et cela souligne le fait que la Tunisie est le seul pays dans le monde arabe, et le troisième dans le monde musulman, à adopter cette dimension institutionnelle de la vie politique.) Il y a mille définitions possibles de ce qu’est une Constitution. On peut s’octroyer le droit d’une interprétation dominante : cela signifie que les Tunisiens ont décidé qu’ils voulaient continuer à vivre ensemble et qu’à la fin des fins ils se sentent plus proches les uns des autres que des dogmes auxquels ils adhèrent. Un peuple dont les citoyens n’ont pas envie de s’entre-tuer, surtout lorsqu’ils voient de tous côtés leurs voisins le faire, quitte, comme les Libyens, à appeler à l’aide les Américains, oui, ce peuple on peut l’appeler une nation.
C’est vrai que les négociations ont été inutilement longues, et parfois artificielles. C’est vrai qu’à tout moment on a redouté qu’elles n’échouent. Mais, à notre tour, ne soyons pas ridiculement exigeant. C’est une grande réussite ; et pour certains d’entre nous, au fond du cœur, c’est une fête. D’où vient ce sentiment ? D’abord de la lecture des principes généraux.

L'islam n’est pas la "source du droit"

"Article 1. La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe, sa langue, et la république, son régime." On a envie de répéter chaque mot pour le fleurir ou le célébrer.
"Article 2. La Tunisie est un Etat à caractère civil, basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit." De plus, il est interdit d’amender aucun de ces deux articles.
On se jette sur le mot "?islam", pour savoir où en est la réforme. Il faut aller plus loin, dans d’autres articles, pour voir que, dans l’esprit des constituants, l’islam préconisé est ouvert, libéral, respectueux des droits de l’homme. Surtout, on découvrira que cet islam n’est en aucune façon "source du droit" (la charia islamique). Sur ce point, des spécialistes de talent se sont affrontés. Pourtant, la formulation du deuxième article est parfaitement explicite : "Un Etat à caractère civil, basé sur la citoyenneté […] et la primauté du droit."

Victoire des femmes

J’avoue que, pour ma part, c’est un autre article qui m’impressionne le plus. Il concerne les libertés et les droits des femmes. Il y a de quoi être frappé, sachant - comme le note notre consœur Hélène Sallon – que la nouvelle Constitution est le fruit d’un compromis entre les islamistes d’Ennahda, arrivés en tête aux élections, et la coalition des autres forces politiques, longtemps enlisées dans des divisions. Que lit-on dans l’article 46 ? "L’Etat s’engage à protéger les droits acquis de la femme […], garantit l’égalité des chances entre la femme et l’homme pour assumer les différentes responsabilités et dans tous les domaines […] et prend les mesures nécessaires afin d’éradiquer la violence contre la femme." Là aussi, il y a des négligences volontaires ou des restrictions imposées, mais cette victoire des femmes ne cesse de nourrir mon admiration. "Vous ne nous en avez jamais cru capables?", me disent ou me font dire quelques grandes dames de l’épopée féministe tunisienne.
Comment n’aurais-je pas eu, en effet, du mal à le croire, même si je n’ai jamais sous-estimé la permanence de leur foi en leur cause et leur détermination à ne jamais baisser les armes, quoi qu’il arrive ? Il est vrai aussi que l’attention que je portais à leur combat se nourrissait de l’intensité du sentiment familial et traditionnel, qui ne disparaissait jamais de leurs analyses. "Vous voyez la petite fille d’Hannibal venir rechercher une tendresse consolatrice dans les bras d’un guerrier revenant des Alpes." C’est une phrase que l’on entendait opposer aux émules antisexistes de Simone de Beauvoir. L’égalité entre hommes et femmes, surtout si on la complète avec la notion d’identité, cela va chercher très loin dans l’inconscient le mieux enraciné des civilisations méditerranéennes. L’expérience tunisienne, si elle va jusqu’au bout, servira à tout le monde.
Jean Daniel - Le Nouvel Observateur


 

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