Les nouvelles frontières de l’allégeance
LONDRES – Nous vivons une époque compliquée pour les États, et encore délicate plus pour les citoyens. En effet, ce garant traditionnel de sécurité et de bien-être essentiel que constitue l’État-nation, auquel les citoyens offrent en retour leur loyauté, se trouve aujourd’hui menacé – aussi bien sur les territoires nationaux que dans ce qu’il représente en tant qu’unité fondamentale des affaires internationales.
Loyauté et démarches d’association d’un nouveau genre mettent aujourd’hui à mal le rôle traditionnel des États. Certaines allégeances revêtent une nature géographique. Rien qu’en Europe, on dénombre au moins 40 régions aspirant à une certaine forme de séparation à l’écart du pays auquel elles appartiennent. D’autres types de loyauté reposent sur une appartenance identitaire – pas seulement religieuse ou ethnique, mais parfois inspirée par des intérêts communs sur le plan des affaires, de la politique, ou autre. Aujourd’hui, nous sommes beaucoup plus nombreux à soutenir un certain nombre d’ONG que nous n’appartenons à quelque parti politique.
En somme, l’allégeance dont nous faisons preuve, et particulièrement dans le monde occidental, a rarement semblée aussi divisée qu’à l’heure actuelle. Amartya Sen, prix Nobel d’économie, a fait valoir que nous pouvions apprendre à vivre avec ces identités multiples, et même nous épanouir dans la diversité de citoyennetés et des loyautés que nous confère cette multiplicité.
Mais cette diversité n’est pas sans conséquence. Beaucoup d’entre nous travaillent ou détiennent des actions au sein d’organisation commerciales qui considèrent d’un mauvais œil les autorités fiscales et réglementaires nationales. De même, la plupart des pays occidentaux appliquent des modèles de prestations sociales qui déçoivent de plus en plus leurs citoyens, pour un coût financier bien souvent déraisonnable. Le refaçonnage mondial de la croissance économique vient punir ces pays développés qui appliquent un modèle de gouvernance caractérisé par des coûts, des impôts, et des avantages sociaux élevés.
Les défaillances de l’État à l’occidental apparaissant nettement lorsqu’on compare celui-ci à un certain nombre d’entités survivantes et adaptatives, situées en d’autres régions du monde. La Chine incarne par exemple ce que l’on pourrait appeler l’État de la sécurité économique, en ce qu’elle s’efforce de recanaliser l’épargne domestique en direction d’une consommation des ménages afin d’appuyer la croissance du PIB et de susciter le soutien populaire, tout en faisant usage de sa puissance d’investissement à l’étranger pour mieux se ménager les matières premières et énergies que nécessite son industrialisation.
Sous la conduite du Premier ministre Narendra Modi, l’Inde pourrait bien se révéler imitatrice et semi-admiratrice de la Chine. La Russie, en revanche, apparaît davantage comme un État de la sécurité national, plus classique, jouant des inquiétudes de l’Occident afin de consolider son emprise croissante sur l’Ukraine, et de submerger l’opposition intérieure sous une déferlante de nationalisme assumé.
Ainsi vivons-nous dans un monde de désordre de l’évolution du concept d’État. Bien que certains en Occident espèrent ardemment le retour d’un État fort et unifié, la plupart d’entre nous ont compris que ce retour n’aurait pas lieu. Certains s’attendent en effet à ce que l’inventivité et l’internationalité d’un monde relié par des intérêts et des causes communes se révèlent tôt ou tard plus efficaces qu’un ordre façonné selon une juxtaposition de plus en plus contraignante d’États-nations.
En ce sens, la réussite économique de la Chine ou de l’Inde pourrait bien conduire ces États à leur perte, à mesure que les aspirations politiques de la classe moyenne rendent les arrangements actuels défaillants. De manière inverse, nous pourrions bien nous retrouver dans un monde composé dans sa moitié orientale de solides structures étatiques autoritaires, et dans lequel l’Occident adopterait des modèles d’association post-étatiques.
La question de la gouvernance internationale consiste par conséquent à savoir comment élaborer un cadre d’institutions et de règles dans un monde constitué de structures organisationnelles concurrentes. La réponse des responsables politiques est alors désespérément prévisible : face à la Chine, et à une Russie renaissante, l’heure n’est pas à l’abandon de nos États et de notre diplomatie.
Or, les systèmes d’autrefois ne fournissent plus les réponses adaptées, comme l’a démontré la Russie en ignorant royalement le Conseil de sécurité de l’ONU – incarnation suprême d’un système international fondé sur le concept d’État – que ce soit sur la question de l’Ukraine, ou dans son entrave à une solution pour la Syrie. Et bien au-delà du vacarme et des vociférations de leurs responsables politiques, les Russes – comme les Américains et les Chinois – aspirent probablement avant tout à un ordre international paisible et stable, leur permettant de subvenir aux besoins de leur famille, et d’apprécier les bienfaits d’un âge d’or de la globalisation du commerce et des technologies.
Un monde dans lequel la puissance dure des États s’oppose à la puissance douce des idées, des inventions et des mécanismes financiers transnationaux, a besoin de règles. Si nous ne trouvons pas le courage de concevoir un ordre mondial conférant aux acteurs non étatiques un rôle formel, nous en paierons tous le prix – en termes de budgets de la défense et, plus important encore, en termes d’opportunités globales perdues. Un tel manquement reviendrait à inviter les États à poursuivre une approche selon laquelle la puissance confère le pouvoir, et à se défiler quant aux mesures coordonnées dont notre monde a aujourd’hui besoin, par exemple en matière de réglementation financière et d’environnement.
Bien entendu, les États n’ont pas le monopole des mauvais comportements. L’internationalisation des activités économiques favorise en effet non seulement les affaires, mais fait également le jeu de la criminalité organisée et d’un certain nombre d’individus souhaitant se libérer de toute réglementation effective. Les États-Unis exploitent aujourd’hui la brèche, en recourant bien souvent à une utilisation extraterritoriale draconienne de leur système judiciaire, et en contrôlant le système bancaire international afin d’imposer une stricte justice des frontières.
Tout cela n’est pas satisfaisant. Nous avons besoin d’un système légitime de règles, de normes et d’institutions, élaboré par des acteurs à la fois privés et étatiques, qui reflète la nature de plus en plus globale de l’activité économique, politique et sociale, dans la mesure où le vieux concept d’État perd de sa superbe, et doit aujourd’hui coexister avec un patchwork de structures d’association non étatiques.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Mark Malloch Brown, a former UN deputy secretary-general and UK Foreign Office minister of state for Africa, is a member of the World Economic Forum Global Agenda Council on Global Governance
Project Syndicate.
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