Katia Zhuk
Quel statut accorder à l'émotion dans l'étude
des phénomènes géopolitiques? Les cultures et les nations, peuvent-elle être
analysées par les prismes de la psychologie et des émotions? Cette question ne
cesse de diviser la communauté des spécialistes en géopolitique et relations
internationales.
De l'émotion à l'acte
Les événements du 7 janvier à Charlie Hebdo
mettent en évidence qu'aujourd'hui, les frontières émotionnelles sont devenues
tout aussi importantes que les frontières physiques et topographiques dans
l'analyse des faits géopolitiques internationaux. La gestion de la frontière
imaginaire entre "moi" et "l'autre" (individu, groupe,
Etat) portent d'importants risques de déstabilisation.
Les émotions sont dotées d'une grande force dès
lors que leur mobilisation affecte d'une façon importante la capacité d'action
des acteurs. En effet, le sentiment d'humiliation, de colère et, sans doute, de
peur, a guidé deux personnes à commettre mercredi dernier à Paris un assassinat
infâme et froid. Le rôle de leurs émotions a été capital dans leur
détermination et dans le choix de la stratégie à laquelle ils ont eu recours
pour combattre "l'ennemi", le degré d'atrocité de leurs actes étant à
la hauteur de leur haine. Les mécanismes préventifs des systèmes internationaux
comme des dispositifs nationaux (juridiques, de sécurité, etc.) n'ont pas
résisté à la violence du choc.
L'événement tragique à Charlie Hebdo et les
jours qui ont suivi posent également la question de la réaction de la
communauté internationale face à l'atteinte de principes aussi puissants que la
liberté d'expression et individuelle. Deux scénarios peuvent être imaginés:
l'un serait celui de l'engrenage de la peur et de la haine, l'autre celui de
l'espoir et de la confiance. Cependant, ces scénarios ne sont pas
représentatifs de deux camps opposés. Ils sont bel et bien partagés d'un côté
et de l'autre de la "frontière" sociale (et non territoriale) qui est
à l'origine du drame du 7 janvier.
L'engrenage de la peur et de la haine
Le premier schéma correspond de part et d'autre
à celui d'un état collectif et prolongé d'hystérie, de dépression et de
paranoïa, les émotions négatives dominant le jugement et engendrant ainsi une
peur de plus en plus forte et violente envers l'Autre. Il est donc plus facile
de choisir la peur en s'enfermant dans la colère, la méfiance généralisée
ou la frayeur permanente.
L'espoir et la confiance
Un autre chemin est cependant possible bien
qu'il soit difficile à envisager à ce jour car les sentiments sont encore
exacerbés. Il s'agit du scénario de l'espoir et d'une prise de conscience
commune que la barrière du ressentiment est un obstacle certes difficile, mais
nécessaire à franchir. Ce serait le scénario du renouvellement de la confiance
dans nos valeurs et dans l'Autre, besoin fondamental des mondes occidental et
arabo-musulman. Les frontières émotionnelles, en s'articulant aux frontières
cognitives, nourriraient ainsi davantage le dialogue, l'ouverture et
l'apaisement avec l'Autre. Les frontières "murs" ou
"barrières" cèderaient progressivement place à des frontières aux
fonctionnements bien différents que sont les "ponts" ou les
"interfaces".
Retenir, comprendre et se remettre en question
La mobilisation de caractère et d'ampleur
inédits dont nous étions tous témoins dimanche partout en France pose deux
exigences. Primo, il faut que cette manifestation, qui suscite autant
d'admiration dans de nombreux pays, reste ancrée dans la mémoire collective
Française, celle des juifs, musulmans, catholiques, protestants, bretons,
alsaciens, algériens et bien d'autres français. Secundo, il faut absolument que
le rapprochement autour d'une émotion commune produise des effets pérennes, que
ce soit en France ou dans le reste du monde. D'un côté, il est souhaitable
qu'il permette d'engager le dialogue sur la liberté d'expression entre la
société civile et les gouvernants dans les pays où ce droit, sans être absent,
connaît des limites institutionnelles importantes. D'un autre côté, il serait aussi temps de
repenser la façon souvent binaire et stéréotypée dont nous voyons la frontière
qui nous sépare de l'Autre. Nous n'avons plus droit aux amalgames. Notre devoir aujourd'hui est, plus que jamais,
d'essayer de comprendre l'Autre (ses émotions, ses schémas mentaux et ainsi ses
comportements), contribuant ainsi à ce que les frontières cognitives produisent
des effets stabilisateurs sur les affaires du monde.
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