lunes, 19 de enero de 2015

De la pertinence des frontières émotionnelles


  Katia Zhuk
Quel statut accorder à l'émotion dans l'étude des phénomènes géopolitiques? Les cultures et les nations, peuvent-elle être analysées par les prismes de la psychologie et des émotions? Cette question ne cesse de diviser la communauté des spécialistes en géopolitique et relations internationales.
De l'émotion à l'acte
Les événements du 7 janvier à Charlie Hebdo mettent en évidence qu'aujourd'hui, les frontières émotionnelles sont devenues tout aussi importantes que les frontières physiques et topographiques dans l'analyse des faits géopolitiques internationaux. La gestion de la frontière imaginaire entre "moi" et "l'autre" (individu, groupe, Etat) portent d'importants risques de déstabilisation.
Les émotions sont dotées d'une grande force dès lors que leur mobilisation affecte d'une façon importante la capacité d'action des acteurs. En effet, le sentiment d'humiliation, de colère et, sans doute, de peur, a guidé deux personnes à commettre mercredi dernier à Paris un assassinat infâme et froid. Le rôle de leurs émotions a été capital dans leur détermination et dans le choix de la stratégie à laquelle ils ont eu recours pour combattre "l'ennemi", le degré d'atrocité de leurs actes étant à la hauteur de leur haine. Les mécanismes préventifs des systèmes internationaux comme des dispositifs nationaux (juridiques, de sécurité, etc.) n'ont pas résisté à la violence du choc.
L'événement tragique à Charlie Hebdo et les jours qui ont suivi posent également la question de la réaction de la communauté internationale face à l'atteinte de principes aussi puissants que la liberté d'expression et individuelle. Deux scénarios peuvent être imaginés: l'un serait celui de l'engrenage de la peur et de la haine, l'autre celui de l'espoir et de la confiance. Cependant, ces scénarios ne sont pas représentatifs de deux camps opposés. Ils sont bel et bien partagés d'un côté et de l'autre de la "frontière" sociale (et non territoriale) qui est à l'origine du drame du 7 janvier.
L'engrenage de la peur et de la haine
Le premier schéma correspond de part et d'autre à celui d'un état collectif et prolongé d'hystérie, de dépression et de paranoïa, les émotions négatives dominant le jugement et engendrant ainsi une peur de plus en plus forte et violente envers l'Autre. Il est donc plus facile de choisir la peur en s'enfermant dans la colère, la méfiance généralisée ou la frayeur permanente.
L'espoir et la confiance
Un autre chemin est cependant possible bien qu'il soit difficile à envisager à ce jour car les sentiments sont encore exacerbés. Il s'agit du scénario de l'espoir et d'une prise de conscience commune que la barrière du ressentiment est un obstacle certes difficile, mais nécessaire à franchir. Ce serait le scénario du renouvellement de la confiance dans nos valeurs et dans l'Autre, besoin fondamental des mondes occidental et arabo-musulman. Les frontières émotionnelles, en s'articulant aux frontières cognitives, nourriraient ainsi davantage le dialogue, l'ouverture et l'apaisement avec l'Autre. Les frontières "murs" ou "barrières" cèderaient progressivement place à des frontières aux fonctionnements bien différents que sont les "ponts" ou les "interfaces".
Retenir, comprendre et se remettre en question
La mobilisation de caractère et d'ampleur inédits dont nous étions tous témoins dimanche partout en France pose deux exigences. Primo, il faut que cette manifestation, qui suscite autant d'admiration dans de nombreux pays, reste ancrée dans la mémoire collective Française, celle des juifs, musulmans, catholiques, protestants, bretons, alsaciens, algériens et bien d'autres français. Secundo, il faut absolument que le rapprochement autour d'une émotion commune produise des effets pérennes, que ce soit en France ou dans le reste du monde. D'un côté, il est souhaitable qu'il permette d'engager le dialogue sur la liberté d'expression entre la société civile et les gouvernants dans les pays où ce droit, sans être absent, connaît des limites institutionnelles importantes. D'un autre côté, il serait aussi temps de repenser la façon souvent binaire et stéréotypée dont nous voyons la frontière qui nous sépare de l'Autre. Nous n'avons plus droit aux amalgames. Notre devoir aujourd'hui est, plus que jamais, d'essayer de comprendre l'Autre (ses émotions, ses schémas mentaux et ainsi ses comportements), contribuant ainsi à ce que les frontières cognitives produisent des effets stabilisateurs sur les affaires du monde.
 

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